La petite salle du sous-sol était presque comble. Une trentaine de jeunes et de moins jeunes se bousculaient légèrement sous la voûte du plafond bas, dans d'irréguliers allers-retours de la salle au comptoir du rez-de-chaussée, des gobelets dans les mains. Une bonne partie des têtes remuait sur un riff grassement distordu, sur lequel se posait de temps à autre la stridence présomptueuse de soli approximatifs, dans la pénombre multicolore d'où exhalait un mélange de fragrances sudatives, d'après-rasage et autres senteurs plus ou moins subtilement dosées.
Georges avait accepté machinalement l'invitation. S'il ne s'attendait jamais à trouver de grands frissons dans ce genre de soirées, il s'était fréquemment laissé agréablement surprendre, dans des styles de musique pourtant aux antipodes de ses propres conceptions, par un pont, une transition, une petite mélodie, un quoi que ce soit d'un peu relevé émergeant à l'improviste d'un ensemble qui le laissait plutôt indifférent, ce qui le motivait tout juste suffisamment pour se mêler à un public dont il avait pourtant bien du mal à comprendre l'agitation.
Il y avait de l'énergie de dégagée, certes. Les musiciens donnaient , bougeaient, suaient. La scène emplie de mouvements gonflait l'atmosphère du sous-sol d'épaisses vibrations, dans lesquelles s'ébattait irrésolument un agrégat de chevelures. L'ambiance était à l'agitation raisonnable. Mais d'où venait ce mouvement ? Cette liesse pondérée, cet élan inégal et comme convenu, comme une politesse ?
À peine entré dans la petite salle où ronflait déjà la basse, l'avait saisi ce pressentiment bien trop familier d'être psychologiquement hors de propos, et l'espoir de se tromper l'avait fait s'avancer au devant de la scène aménagée à même le sol. Une Telecaster, une basse, un kit basique de batterie et un micro. Deux musiciens souriants, détendus, sirotaient alors leurs bières en discutant. Georges, arrivé avant le reste de son groupe de sortie, s'était ensuite calé entre un ampli et une chaise occupée par une paire de manteaux, à méditer sur un éventuel deuil provisoire de ses dispositions esthétiques à la vue du genre vestimentaire qui prédominait chez ceux qui descendaient, le laissant présupposer sur ce qui l'attendait musicalement.
Il ne s'était donc pas trompé. Ces sympathiques jeunes gens brassaient du lourd décibel, mais ne savaient visiblement que faire de la puissance sonore dont ils disposaient, qu'ils laissaient s'échapper de leurs doigts en riffs indigents, dans une binarité rythmique tiraillée entre une raideur militaire et la véhémente mollesse du rock actuel, sur lesquels jaillissait une voix confinée dans une virulence monochrome. Une fois de plus, il passerait la soirée à chercher. À chercher ce qui pouvait se trouver au-delà de la naïveté de cette plate violence, ce qui provoquait cette confuse agitation.
Il fallait d'abord, évidemment, que cette soi-disant musique fût, sinon une réelle source de plaisir, du moins quelque chose qui n'empêchât d'advenir les dispositions propres aux moments festifs. Georges ne pouvait dès lors que que se sentir auditivement exclu de ce jovial cérémonial, les ondes sonores attirant cette foule lui faisant à lui l'effet d'un puissant répulsif, lui déjà vacillant de fatigue éthylique, et son cœur ballottant au gré de ses efforts pour tenir à distance la désespérante perspective de l'existence de tout un pan culturel de cet acabit, ainsi que d'autres pires encore. Car il eût encore volontiers accordé à ce style, quoique relativement, toute sa légitimité, de par l'existence de produits musicaux hélas mille fois plus mauvais, dont le nombre se devait d'être neutralisé par une autre quantité de de créations qui, à défaut de se qualifier par un degré suffisamment élevé de créativité pour être réellement dignes d'intérêt, du moins pussent porter l'attention musicale générale, autrement dit la passivité avide propre à la quête de divertissements, sur un minimum mélodique et rythmique, tel que ce qu'il entendait, d'une qualité légèrement supérieure.
Le champ de la culture se voyait ainsi pour Georges champ de bataille, ou plus exactement peut-être écosystème, écosystème économiquement modifié, où les plus rares floraisons se trouvaient incessamment menacées par la profusion de végétation parasite, dont la luxuriance appauvrissante se développait et se diffusait par les canaux en apparence les plus anodins et bienveillants de la disponibilité affective dépouillée de toute conscience, ou du moins refoulant toute considération critique.
Il savait bien qu'il passait souvent pour un rabat-joie, et il s'en désolait, non tant de jeter du froid indésirable dans de chaleureuses réunions, mais d'avoir si souvent l'occasion de la faire, eu égard à une sorte de croisade personnelle contre ce qui lui semblait terriblement dangereux pour la culture, et qu'il appelait médiocrité. Et quoi qu'il comptât ce soir-là s'abstenir de toute remarque sur la qualité de ce à quoi on l'avait invité, toutes ses ressources d'attention, d'observation restaient aux aguets, comme un soldat en infiltration dans le campement ennemi, portées sur les événements dans lesquels il se trouvait plongé, ainsi que sur ses propres réactions.
Bien sûr que ce genre de concerts était bon enfant, qu'il n'y avait pas à avoir de raisons pour déployer sa joie. Georges ne pouvait cependant s'empêcher d'en trouver de très bonnes pour ne pas se joindre à la liesse.
Qu'est-ce qui pouvait pousser à manipuler ainsi les lieux communs, la trivialité musicale de l'époque, si ce n'était le plaisir simple de faire plaisir simplement, avec ce qui serait à même de satisfaire un public pour qui la musique n'a d'autre vocation que d'exalter les sentiments les plus primordiaux, la joie festive ou la complaisante langueur qui fait briller les yeux des amoureux - ou, d'une autre manière, ceux des solitaires - ? Georges ricana jaune.
Or, toute volonté de faire plaisir suppose, lorsqu'on prend l'initiative d'agir à cette fin, et a fortiori lorsqu'on est musicien, la croyance en une certaine qualité esthétique ou morale susceptible d'être appréciée par ses destinataires, et Georges restait persuadé que ce qu'il écoutait n'était pas digne d'une telle croyance. Tout au plus un fond sonore de bar branché, une bande son de trajet routier d'un conducteur peu regardant sur la matière destinée à combler son ennui roulant, si peu sur quoi s'amuser, en tout cas si peu pour Georges, dont l'attention finissait toujours par glisser, après s'être vainement accrochée à ce tout dérisoire, dans le fossé inquiet qui séparait son désir de cette fade réalité.
Peut-être un tel fossé se situait également entre ce qu'espéraient les musiciens vis-à-vis du public à propos de leur musique et ce qu'en percevait effectivement ce public, à ceci près que leur musique bénéficiait probablement d'une certaine approbation de principe des spectateurs, conditionnée par le fait que, sans forcément adhérer, par cette simple mise en situation qu'opère l'organisation d'un concert, la délimitation de la scène, la disposition des instruments et du matériel, l'éclairage, par tous ces détails était favorisée la disposition à être au moins respectueusement attentif, au plus porté par la sollicitation à l'enthousiasme de cet environnement. Il suffisait alors à un semblant musical ancré dans une tendance de l'époque d'un rassemblement plus ou moins curieux et hasardeux pour avoir un auditoire relativement acquis à sa cause.
Être musicien de cette trempe impliquait donc d'accepter de servir de simple prétexte, ou du moins de produire du prétexte - ce qui en n'était certes pas moins honorable qu'un groupe de musique plus inspiré-, de produire quelque chose qui n'accrocherait que par les dispositions festives de l'auditeur, sans qualité intrinsèque autre qu'une dynamique simplette de trois ou quatre accords bouclés trivialement.
Ce qui angoissait Georges, à la rigueur, ce n'était pas tant la contingence de la forme du divertissement face à l'éternel besoin de s'assembler, de se réunir autour d'un événement, d'un rite qui pusse y conférer un sens.
Ce qui le poussait vers la sortie, ce n'était pas non plus en soi l'immense faiblesse de ce prétexte, le si peu qu'il y avait à apprécier, mais plutôt le fait que ce si peu dissimulât si mal sa raison d'être essentielle, ce qui lui semblait fatalement corrélatif à cette pâle pesanteur sonore. Georges eût vraiment aimé se joindre à ce monde, pour peu qu'un motif aussi faible n'y fût pris comme centre d'attention.
Mais il ne pouvait suivre ce mouvement là, pris entre l'incommodante sollicitation qui ne poussait le public qu'à secouer la tête dans une timide exultation, ne lui inspirant à lui-même qu'une vague déception, et la trame houleuse de ses réflexions qu'exacerbait la distance qui l'isolait du reste de la salle, dans son effort désespéré de concevoir un état d'esprit qui eût pu le rendre réceptif à ce déluge exubérant de décibels, cette musique aussi pauvre que bruyante, aux motifs, à la structure, à la durée qui reflétaient fidèlement l'inertie dans laquelle était plongée la plus grande partie de la production musicale actuelle.
Georges fut tiré de sa rêverie par le bref silence d'une fin de morceau qui prit un instant le public au dépourvu. Son gobelet vide à la main, il traversa la petite foule en plein applaudissements pour remonter chercher une troisième pinte. Richard le bouscula dans l'escalier :
- C'est pas mal !
- Oui, c'est sympa...
À la pétulance oculaire de son camarade de sortie, Georges n'eut aucun scrupule à celer le bouillonnement de son sens critique. Ce n'était pas comme si une discussion eût été possible à ce sujet, Richard ne trouvant intérêt à tout contact, à toute sortie, qu'un moyen de prendre ses aises avec l'austérité quotidienne qu'il se laissait infliger par sa compagne, la magie d'internet lui fournissant pléthore de nouveaux centres d'intérêt, sélectionnés à l'aune de tout ce que détestait sa chère et tendre, lui laissant ainsi une large gamme d'activités hebdomadaires.
Il n'était certainement pas le seul à ne pas être venu par goût pour la musique, bien que celle-ci fût le mobile de la sortie. De fait, pas un membre de cette bande précaire ne connaissait le groupe, ni n'achèterait d'ailleurs le CD disponible à l'entrée de la salle. On venait pour se distraire, la vague affinité musicale invoquée, ayant motivée le rassemblement en ce lieu faute de connaître les participants, n'étant pas toutefois assez développée pour constituer le centre de l'événement dans les esprits, ou du moins pour faire de la musique le principal souvenir de cette soirée. Ce qu'on faisait ici ? On flottait, dans l'indétermination d'un événement auquel nulle réelle adhésion ne se laissait advenir, on s'essayait à l'enthousiasme, qu'un fond musical aussi imposant qu'insignifiant semblait avoir toutes les peines à conjurer dans le lent écoulement de cette soirée. Il fallait bien l'agitation inconditionnelle de la jeunesse pour donner dans ce cadre propice aux éclats de la puberté une impression de retour aux musiciens, au demeurant fort convaincus de leur création, semblait-t-il, ce qui plongeait d'autant Georges dans la perplexité que lui-même, pourtant modeste instrumentiste, se serait senti terriblement ennuyé d'avoir eu si peu à proposer, fût-ce dans ce registre, à cette petite foule.
Ainsi Georges se voyait-il si souvent, à chacune de ces soirées-là, à tenter de situer toujours un peu plus précisément son désespoir, au sein de cette immense et joyeuse antinomie de l'enthousiasme et de la musique médiocre, de ce consensus affectif artificiel échaudé par un degré musical infinitésimal, où se trouvait mise à bas si brutalement son échelle de valeurs patiemment élaborée, soudainement anéantie par le nombre hagard d'un tel concert.
Mieux lui valait alors se cantonner à la pratique sociale qui lui seyait à ravir, et le faisait remonter régulièrement au rez-de-chaussée, de la sempiternelle pinte, encore qu'il n'y trouvât davantage d'interlocuteurs propres à accueillir ses épanchements d'esthète indigné. Aussi se renfrognait-il dans son monologue intérieur, à l'intelligibilité intermittente, d'où émergeait une amère synthèse de ses pénibles expériences, ponctuée d'inextricables interrogations. Quelles pouvaient être les tares fondamentales de cette musique ? Quelle formule faisait défaut ? Quel lien était à tisser entre la culture musicale, le niveau instrumental, et le talent ?...
Tout ce dont il était certain, c'était que l'idée de l'art ne sortait pas grandie de ce rôle d'arrière plan, du moins sans la distinction, oubliée ici, à cause de l'oubli d'un de ses termes, entre « petite » et « grande » musique, laissant parfois surgir la vacuité qualificative typique, des appréciations de cette musique pour non-musiciens, ce minimum esthétique vital de l'homme moderne, tierce personne impersonnelle occasionnelle au rassemblement festif.
- Qu'est-ce qu'on peut y faire ? marmonna-t-il au brouhaha ambiant, alors qu'il se trouvait de nouveau les coudes sur le comptoir. Lutter contre le goût dominant ? En existait-il la moindre possibilité, en admettant que cela fût effectivement un goût ? Le comprendre d'abord, ou du moins ses conditions d'existence ? Quelle légitimité pourrait avoir ici, seul contre tous, une opposition critique face à la volonté - ô combien naturelle au demeurant - de s'amuser ensemble, prête à tout adouber pourvu que ça puisse servir de décor à ses simiesques péripéties ?...
Georges retint son souffle. Ses mains jouaient avec son gobelet, et c'est à peine s'il remarqua la poignée de regards qui se tournèrent vers lui, tout absorbé qu'il était dans cette lutte nouvelle (l'était- elle vraiment?) contre l'inflexion de sa pensée qu'il venait de surprendre.
Il ne savait que trop ce qui remuait derrière ce glissement de son jugement dans le domaine moral. Il se sentit vieux, très vieux.
Un tapotement sur son épaule lui fit tourner la tête. La face amicale de Richard apparut contre son visage crispé.
- T'en fais une tête, dis-voir ! Viens te défouler en bas !
- Je te remercie Richard ! Je bois une bière et j'arrive !... C'est un peu nul quand même, non ?
- De quoi ?
- La musique !
- Bof... ça se laisse écouter. Y a de l'ambiance en tout cas ! Richard lui donna une grande tape dans le dos. Allez, viens t'amuser !
Georges le retint par le bras.
- Non mais sérieux, il faudrait vraiment mieux ! Un légèrement au-delà de cet à peine minimum, je ne sais pas... tout est réuni sauf le principal : l'harmonie, le rythme... Qu'est ce que ça t'inspire ce qu'il y a en bas ?
Les yeux de Richard pétillaient toujours, mais il esquissait désormais un rictus à la fois gêné et comme compatissant.
- Écoute, il en faut pour tous les goûts... tu n'en as visiblement pas le monopole. Et puis, ce n'est pas le principal. Te tracasse pas comme ça, on ne crie pas non plus au génie dans la salle...
- T'as sûrement raison...
- Et puis moi je vais te dire, je suis inculte, et je m'éclate bien plus dans un petit concert sans prétention comme ça, avec des copains, qu'à ton orchestre national !
- C'est différent, oui...
- Ben oui, c'est différent.
Georges se tut. C'était tellement facile tout ça, quand bien même Richard pouvait avoir raison. S'éclater. Celui-ci redescendu, Georges se fraya un chemin en direction des toilettes, un pincement au cœur. La belle Aline le bouscula en se trémoussant, son plateau dans la main. Il tira le verrou d'une cabine et s'agenouilla.
La gaieté en ces lieux, de ces gens, n'avait certes pas besoin de cette musique, foncièrement insuffisante, relent vitreux du Grand Marasme, tel qu'il le nommait, l'océan d'insignifiance artistique actuel, l'ensemble des productions culturelles formé par l'absence de force créative, dépôt du génie humain s'agitant à la superficie de la civilisation, sans lequel, toutefois, peut-être, ne pourraient émerger les œuvres majeures.
Mais quoi ! Oui « on s'éclate », et alors ? On peut s'éclater pareillement en sniffant de l'Eau écarlate, ou autre chose... cette musique n'était-elle pas aussi une sorte de poison, d'autant plus insidieux qu'il serait non seulement sécrété, à cause de quelque obscur dérèglement organique, par l'organisme même qu'il empoisonne, mais aussi ignoré que les symptômes de son néfaste effet s'accompagneraient de l'euphorie tant recherchée par ce même organisme? S'il était vrai que « l'homme épuisé est attiré par ce qui lui nuit », qu'en était-il de ces gens-ci, qui n'avaient pas l'air si épuisés en se ruant vers ces sonorités aliénantes ? Était-ce que l'ensemble de ces individus, le corps que composait cette société, indépendamment de la santé de chacune de ses cellules, souffrît de quelque insaisissable fatigue ? Et qu'en était-il de lui-même, penché sur la cuvette, dont quiconque lui portant un tant soit peu d'attention ne pouvait que déplorer la piteuse apparence en ce lieu festif ?
Georges dut tirer trois fois la chasse d'eau. Le dernier tourbillon, plus clairsemé, engloutit également une bonne part de son malaise.
La bonne demi-heure qu'il avait passée au rez-de-chaussée avait cependant été riche d'évolution au sous-sol, et la foule qu'il trouva en redescendant s'était encore légèrement étoffée, et notablement animée.
Il ne comprit rien de plus à la musique, mais s'engagea dans la masse, après avoir posé son gobelet vide au coin de l'escalier. Bientôt, il se mêla à la salve d'applaudissements, de hurlements et de sifflements qui jaillit au dernier larsen d'un court morceau, duquel il n'avait été attentif qu'à la ligne de basse, d'une sautillante lourdeur, qui lui avait rappelé celle d'un des morceaux d'un obscur groupe de punk qu'il avait autrefois repris avec son premier groupe, et joué devant les élèves de son lycée pour le spectacle de fin d'année, où le même soir d'ailleurs son duo acoustique avec Kathleen avait récolté les compliments convenus du prof organisateur, M.... Lebrun peut-être ?
Telle fut la nature de son premier plaisir musical de la soirée, et le sourire qu'il esquissa, s'il s'apparentait beaucoup plus à l'attendrissement mémorial qu'à la jouissance de l'instant, détendit considérablement ses traits. Une salutaire bouffée de chaleur lui monta du cœur, et tout ce qu'il y avait à voir, à entendre, se trouva comme rafraîchi, rénové, il ne savait quelles propriétés s'étaient ajoutées, ou soustraites, presque subitement, à son insu, à la totalité de cet environnement.
Mais s'il s'en trouvaient certainement parmi cette population pour découvrir de la beauté dans ce qui se diffusait de la scène, Georges ne pouvait concevoir que ce fût d'une autre sorte que celle que lui-même se surprenait parfois à trouver dans quelque niaise mélodie de tel groupe de rock admiré dans son adolescence, dont la charge affective s'avérait indéfectiblement liée aux rêveries amoureuses et aux joyeuses préoccupations qui l'accompagnaient à cette époque.
Et si c'était pour une bonne part à l'aune de cette douce complaisance que se mesurait la beauté de ce à quoi il jugeait à d'autres moments - à ces moments constituant la trame de son quotidien, où, trempé dans son bain quasi-perpétuel de ce qui représentait pour lui les hautes sphères artistiques et intellectuelles, son goût vivifié, affiné, se tendait vers le firmament de ses idéaux où scintillaient ses plus hautes conceptions de l'existence - indigne de tendre l'oreille, il lui semblait que ce qu'on pouvait apprécier dans ce qui lui vrillait à ce moment les tympans relevait, sinon de la même nostalgie, d'un rapport en un sens analogue, mais avec l'instant présent lui-même, avec la situation présente où la joie de se trouver entre amis, la consommation d'alcool, l'heure tardive, pouvaient fournir l'excitation propre à participer aux frissons que cherchaient à procurer les musiciens.
Se laisser aller, en somme, plutôt que de tergiverser autour de ce qui échappait apparemment à sa piteuse raison, qui se trompait peut-être ici de combat, finalement, ici où le fade mais tonique minimalisme musical se laissait impartir la chaotique harmonie des transports primitifs invoqués les soirs de week-ends dans les petites caves de la ville, où sautait joyeusement toute hiérarchie de sensibilité.
La salle remuait sérieusement. Georges avait encore manqué un épisode, et se trouvait acculé à l'extrême gauche de la scène, devant laquelle se compactait à présent le gros du public.
Tout échauffé qu'il était, se température redescendait rapidement, mais bien que le rare émoi se fût dissipé sans retrouver d'occasions de se renouveler, la légèreté communicante dans laquelle Georges était plongé se prolongeait. Il se retira au fond de la salle, épargné par les plus gros remous, pour y rester encore quelques minutes avant de partir, le temps de reposer les yeux sur Héloïse qui dansait dans la foule, et de lui faire un signe de la main qu'elle ne sembla pas voir. Il se faisait tard.
« Mais qu'est-ce qu'il fait ce con ! »
Le klaxon du bus retentit à deux reprises dans le dos de Michel, assis derrière la cabine du conducteur, qui émergea en sursaut d'une rêverie maussade.
Les pointes de ses chaussures de sécurité viraient au gris-marron, et il regretta de les avoir enfilées avant de sortir de chez lui, plutôt que de profiter des vestiaires du sous-sol du stade et ne pas avoir ainsi à faire le trajet avec ces lourdes semelles sous les pieds. Son jean délavé portait quelques tâches de la veille, lorsqu'il s'était débattu pendant le match avec un sanitaire inondé, quelque joyeux supporter ayant anonymement déployé sa liesse gastrique à deux mètres à la ronde, ce qui valut à Michel un âcre quart d'heure agenouillé, quelques remarques de virile fraternité, et un inévitable retard, qui ne serait probablement pas payé.
Ce matin là, les gradins étaient à déblayer, avec sûrement une bonne partie des têtes de la dernière fois, ces jeunes gens vivaces et loquaces, qu'il appréciait individuellement sans pour autant s'intégrer à leur grivoise complicité de groupe, et aux côtés desquels, à la faveur d'un embarras teinté de pitié agacée, conscient qu'il était de sa distinction froide en apparence en face de la joviale coercition de leur chahuteuse convivialité, le temps passait plus lentement, plus péniblement du moins, que s'il eût travaillé seul.
Michel tourna la tête contre la vitre. Au défilé des vitrines peuplées de silhouettes blanches et immobiles arborant le dernier cri bigarré de ce qu'il supposait le chic vestimentaire actuel, se superposait le reflet anguleux de son visage.
Une fin de début de grisonnement courait de ses tempes et s'éparpillait sur sa courte chevelure brun foncé ; de larges rides se creusaient en éventail aux rebords de ses yeux bleu déteint plissés dans le soleil ; ses lèvres se serraient dans une fine renfrognure au dessus d'un menton proéminent, entre ses joues piquetées d'un duvet inégal.
Le bus freina nerveusement devant la station de la gare.
Le ciel était généreux ce matin, et une longue éclaircie perdurait sur le trajet entre la station Tribo et le stade. Une haie de buissons fleuris répandait le long du trottoir de faibles parfums. Michel prenait son temps. Deux de ses collègues, des gosses, le devançaient d'une dizaine de mètres.
L'immense structure ovale apparut au tournant du chemin qui aboutissait sur l'avenue.
S'ils pouvaient le rappeler régulièrement, Michel s'en contenterait. Ça faisait mal au dos, mais avec sa ceinture de maintien, ça passait. Il avait connu pire, et à son âge il ne lui fallait plus espérer grand chose.
Ce qui le troublait en revanche, c'était l'espoir de ces jeunes d'être embauché. Bien-sûr qu'il n'y a pas de sot métier, mais Michel avait déjà vu un tel enthousiasme se heurter à la condition de tel ou tel étudiant de passage qui, en se présentant, présentait à cette jeunesse désœuvrée un amer miroir qui les rendait momentanément copieusement véhéments à propos des tâches qui leur incombaient ici, du moins quand José n'était pas là.
Michel pouvait parfaitement comprendre cette contradiction. Il n'en était pas moins agacé lorsque ces gamins se permettaient d'exprimer tout haut, avec cette insolence banlieusarde, ce que lui-même refoulait tant bien que mal, tout en étant favorisés par leur jeunesse et leur dynamisme pour un éventuel CDI.
Ses trente années de chaudronnerie faisaient bien pâle figure ici. Dire qu'il avait été à deux doigts de passer « petit chef » ! S'est-on jamais senti plus désemparé que lui la première fois qu'on lui mit un sac poubelle et un balai dans les mains ?
Le faible éclairage du vaste sous-sol contrastait avec l'éclat du jour qui s'arrêtait net à la porte d'entrée. Michel rejoignit un attroupement de gilets jaune fluo.
José avait laissé ses ordres à Florent. La journée serait substantiellement identique aux précédents lendemains de match. Il n'y avait guère que les équipes qui changeaient d'un jour à l'autre, avec quelques invariants qu'on laissait toutefois toujours sur la sellette, sur cette dérisoire sellette.
Florent composa soigneusement les équipes. Un brave trentenaire, qu'un léger excès d'autoritarisme rendait cependant importun, tout autant que ses encouragements, qui tendaient vers la flagornerie, lorsqu'il constatait une amélioration, une méthode ou une action imprévue dans le travail qui lui épargnaient des ordres sans doute rébarbatifs.
« Michel ! à droite, avec Akim ! »
Michel n'eût su dire ce qui l'irritait dans cette façon de valoriser l'initiative et l'efficacité. Peut-être était-ce le dénigrement tacite que l'inverse impliquait, et par lequel il se sentait honteusement concerné. Peut-être était-ce la légère condescendance vis-à-vis d'une action dérisoire, condescendance à laquelle lui-même n'échappait de par son handicap qui le rendait plus lent que les autres, et sa réserve, qu'on prenait pour de la timidité. En tout cas, ça sonnait faux. Dans tous les rapports hiérarchiques qu'il avait eus, les compliments lui avaient toujours sonné plus faux que les reproches.
Le passage d'un poids lourd à proximité embauma la réunion.
« Allez les gars, on y va maintenant ! On se dépêche ! »
Ça y est. Roissy-Charles de Gaulle. Derrière les grandes baies vitrées, la pluie s'abat sur le boeing KLM fraîchement atterri, qui laisse s'épancher l'averse le long de son fuselage immobile, indifférent à tous les climats traversés.
Des mots français annoncent départs et retards, premiers pesants renouements avec le pays pour Manuel, qui vient de récupérer son sac à dos, que ces instructions qui ne lui sont pas destinées.
Dans la grisaille anguleuse de l'infrastructure résonne la circulation confuse d'un méli-mélo de migrations plus ou moins pressées, le remuement de sacs et de valises, le roulis des chariots à bagages, le bourdonnement polyglotte où perce parfois quelque rire ou mystérieuse interjection.
Lui se dirige lentement vers la sortie, par la ronde métallique du long tapis roulant puis des escalators, en direction de la station de RER.
Le wagon se remplit peu à peu de voyageurs, chinois, américains, stewards, hôtesses, puis au fil des stations écoliers, travailleurs, chômeurs, étudiants, et la langue française reprend peu à peu ses droits, ses nuances, et sa terne familiarité.
Il y a deux mois, Manuel faisait le trajet en sens inverse, quasiment à la même heure ; cette longue étiquette verte et blanche ne pendait alors de la bretelle gauche de son sac à dos ; il n'observait pas non plus les usagers de la même manière, alors, qui comme aujourd'hui se rendaient il ne savait où, à l'école, au travail, et qui faisaient pour lui les témoins idéals de cette incomparable jouissance, de celles qu'il fallait vivre au moins une fois dans sa vie, celle d'apparaître avec un sac de voyage en direction de l'aéroport, à 7 heures du matin, à l'heure d'aller travailler (Cependant, le regard morne de l'homme qui se trouvait alors en face de lui jusqu'à Châtelet refroidit légèrement son excitation. Il se rappelle qu'une vague pitié lui avait fait tourner son regard vers la vitre, une pitié a priori, sans certitude, qu'il pouvait éprouver vis-à-vis de tout humain qu'il croyait trouver en rumination sur l'éternelle précarité de sa condition, en aigre préambule à l'incertitude d'une journée de travail sans passion, rongé par la lente érosion de la routine).
Non, aujourd'hui il se trouve beaucoup moins attentif à ces gens. Il espère ne pas attendre trop longtemps à la gare, que le ciel se dégage, que les boîtes en osier dans son sac n'ont pas trop souffert du trajet.
L'escalator de la gare du Nord suinte également de déjà-vu, quoi qu'il ait déjà emprunté ces lieux en d'autres circonstances, et cette fameuse petite marche jusqu'à la gare de l'Est lui fait bénir la moelleuse imperméabilité de ses chaussures de randonnée. Il perdra vite son beau bronzage, hâle de liberté glané aux grand air mexicain, pour recouvrer ce teint pâle de casanier aux sommeils difficiles.
Le TER se dégage, s'extrait de Paris grisonnant, de sa longue agglomération fumante sous la pluie, tandis que Manuel, bras et jambes croisés, les yeux dans le paysage trempé qui silencieusement peu à peu s'aère et verdit, se peuplant de quelques arbres et d'une vaste monotonie agricole, s'immerge en baillant dans ses lourdes sensations somatiques : crispation crânienne, pression oculaire floutant, dilatant le fil de sa pensée, lente rotation de sa nuque engourdie, picotements courbaturés des mollets aux omoplates, douleur ancestrale de la cinquième lombaire. Crac. L'humidité, peut-être, ou le pressentiment corporel d'un surlendemain difficile. Aurait-il dû garder son joli chapeau de paille brun foncé, cédé à ce joyeux ivrogne du hall d'aéroport dans un élan de désencombrement généreusement irréfléchi ? Vital dans l'aridité de San Luis Potosí, objet de vanité en ces latitudes, il n'aurait dépareillé accroché à la poutre du salon.
La sonnerie du portable de son voisin à l'autre côté du wagon perce le voile noueux de sa torpeur endolorie d'un rythme urbain grésillant ; lui-même se décide à rallumer son téléphone, à re-régler la date et l'heure, à lire les quelques messages accumulés sans encore y répondre. Sa boîte aux lettres sera chargée, le PAC et le Paru-Vendu encastrés dans la fente ; son PC rangé dans son étui, sur le bureau ; sa guitare, abandonnée sur son pied au coin de la pièce principale, vêtue d'une fine couche de poussière sur le haut de la tête et du corps ; son vélo posé à côté de l'entrée, qu'il faudra redescendre dans la cour ; le frigo à rebrancher et à remplir le jour même, si possible.
Pour l'heure, ce sont encore les instructions de l'hôtesse de l'air qui résonnent - dernières bribes d'un autre monde, ou plutôt de l'antichambre d'un autre monde, d'un autre monde pas moins terrestre tantôt épousé, tantôt détesté, tantôt sublimé par l'attisante opacité du regard de l'extranéité, regard de celui qui, se laissant livrer à l'arbitraire de sa situation, dans son privilège dépaysé imposant et légitimant le silence et l'observation, s'abandonne à la volupté inquiète de la soumission à l'inconnu, éternel disciple de la nouveauté à l'intérêt distendu, écartelé à mille points de fuite - dans la seule langue qu'il saisit alors partiellement, l'anglais, cher et laborieux compagnon d'aventure, dont les mots les plus clairs étaient trop peu souvent pour Manuel les plus utiles.
« Please feel free to ask the cabin crew. »
Il ne pense pas encore à ces soixante derniers jours, seule point cette impression diffuse, au milieu de la morne familiarité de ce trajet, de cette plaine exploitée rectilignement, d'un vécu brut, latent, fermentant parmi la suspension sentimentale du dernier trajet de retour, celui qui précède la courte marche troyenne descendant la rue du Général de Gaulle, passant par les Halles, longeant la prison pour remonter la rue de la Cité, puis celle du Révérend-Père Lafra, jusqu'à la porte jaune du numéro 70 aux étiquettes de l'interphone à moitié effacées, en face de l'église Saint Nizier au toit coloré.
Dans la pochette supérieure de son sac, le Lonely Planet, un mini-dictionnaire français/espagnol, le Zarathoustra, tous légèrement écornés, ainsi que le Lovecraft espagnol qu'il avait abandonné dès la deuxième page, à Guadalajara. Nietzsche, son seul esprit de compagnie, l'avait obscurément nourri tout au long de son périple, plus que toutes les discussions qu'il avait pu avoir, sur un certain plan, celui pour lequel, au fond, il était parti. Car s'il a effectivement apprécié et montré une relative curiosité pour la culture des mestizos, et surtout des indiens, le peu qu'il en a perçu, à travers cette fichue barrière de la langue, et la solitude et l'incompréhension conséquentes, se réduit peu ou prou à ce qu'il a déjà lu dans son guide de voyage et dans d'autres ouvrages aussi superficiels. Quant au bilan proprement humain, il ne peut le considérer beaucoup plus riche, et quoiqu'il loue la fervente hospitalité de certains habitants - à laquelle il ne sut rendre, verbalement du moins, le même enthousiasme - ainsi que quelques étonnantes rencontres plus ou moins heureuses, force lui apparaît que la timide frustration qu'il sent depuis quelques jours émerger par intermittence n'est peut-être pas dénuée de fondements.
Son petit carnet de notes, alors, ne recèle certes pas grand chose de ce qu'il aurait voulu découvrir là-bas, ni même de ce qu'il y avait effectivement vu, d'ailleurs. Le rare indicible bafouillé, réduit à sa plus médiocre expression, et la trivialité la moins digne de récit se déployant avec force ratures dans ces pages noircies au gré de ses caprices géographiques, il rit déjà de la puérilité de ces notes, qu'il relit comme on relit des poèmes de jeunesse, avec un tendre dégoût.
Il sait que l'essentiel reste à sentir, à penser, ces trames endormies dans la sourde gestation de sa mémoire, sans pressentir aucunement les couleurs de ce qui se sera décanté au fil des mois, des années. Il ne peut certes se fier à ce lourd sentiment de solitude qu'a toujours privilégiée la fatigue, rançon généreuse de cette étrange conception de la liberté à laquelle il s'est si étroitement liée ces dernières années, qui a vieilli avec lui, qui a pris du caractère, comme lui, qui s'assombrit, comme lui, et particulièrement en cette fin de voyage où dans ce repos ambigu du retour, la mise à l'écart des questions de la finalité de l'aventure, de la suite des événements, et de ce qu'il pourra bien raconter d'intéressant pour son entourage, n'allait pas sans un pénible effort. Il reverra son frère, la poignée de proches qui lui demandera des photos, photos de paysages, de villes, de monuments, de faune et de flore, mais pas de lui, cette fois.
Il ne porte pas cette pointe de flèche autour de son cou, ce joli pendentif rustique acheté dans un boui-boui touristique de Chihuahua, auquel il eût aimé conférer quelque origine sauvage et mystique.
Qu'il s'est subitement éloigné, le temps des fétiches ! Pacotilles népalaises, indiennes, microcosme mercantile aux pieds nus, aux petites mains, exotisme industriel au pouvoir évocateur de souriantes désillusions...
Immobile sur le quai, Manuel se masse la nuque. Le sommeil léger dans lequel le reste du trajet s'est déroulé lui arrache dans sa fuite un long bâillement larmoyant, tandis qu'il entend dans son dos le grondement feutré du train corail s'éloigner en direction de Vendeuvre, de Bar sur Aube...
La matinée bat son plein, gonflée d'humidité sous un ciel clairsemé. Plein d'une fraîcheur nouvelle, dans les premiers moments du retour où le touriste de là-bas se voit brièvement touriste ici-même, touriste de son propre pays natal, ici où il a passé presque toute sa vie, dans ces premiers moments où les liens de la familiarité ne se sont pas encore totalement renoués autour de soi, où l'inventaire affectif, dans le grand hétéroclisme mémoriel d'un aller-retour inter-continental, n'a pas encore été actualisé, il parcourt lentement le chemin vers son domicile, heureux d'être revenu, malheureux de n'être pas resté plus longtemps ; puis au plaisir naïf de déambuler au centre ville avec son sac sur le dos, d'être de retour d'un pays lointain, se mêle au gré de l'ignorance des passants, un trouble assombrissement.
Le soleil de 10 heures tremblote au travers de la petite fenêtre grande ouverte du petit appartement où Manuel se tient maintenant assis sur le clic-clac, à embrasser d'un regard fatigué mais brillant le petit intérieur, ses deux sacs posés devant la table basse. 10 heures, l'heure de faire les courses, en ce samedi, à la supérette du coin.
La pile de factures et de prospectus jetée sur le bureau, le mobilier, la cloche fébrile de l'église qui le rappellent avec une douce langueur à ces jours qui s'annoncent : il reprendra cette vie, cette même vie de présent différé, traversée toujours d'un peu plus de passé.
Il ouvre son sac à dos, commence à en extraire son gilet polaire noir, sa gourde inutile, un sachet de bibelots colorés, sa trousse de toilette, puis un sac de vêtements sales qu'il s'en va vider dans le bac à linge dans la chambre, avant de s'immobiliser devant le tabouret posé près de la lucarne de la pièce, sur lequel gît un jeune aréca desséché.
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